Remise du Prix international Charlemagne d'Aix-la-Chapelle à l'écrivain et sociologue hongrois György Konrád
Lorsque l'on réfléchit au rôle de la culture dans la construction de l'Union européenne, on cite souvent Jean Monnet (lauréat du Prix Charlemagne en 1953), qui déclarait à un âge avancé : « Si je devais recommencer, je commencerais par la culture ». Et en effet, l'intégration économique et politique de l'Europe est bien avancée avec l'achèvement du marché intérieur. De plus, l'élargissement aux nouvelles démocraties d'Europe centrale et orientale ainsi que l'approfondissement de l'Union et de sa cohésion structurelle sont à l'ordre du jour.
Cependant, l'intégration humaine de l'Europe est sous-développée, tant dans les consciences que dans la pratique. C'est là que la culture, en tant que niveau le plus pragmatique de rencontre et d'échange, revêt une importance particulière pour la « maison commune européenne ». L'Europe est un ensemble politico-culturel, uni par l'héritage commun du christianisme, mais aussi par les impulsions européennes particulières des religions monothéistes que sont le judaïsme et l'islam, de la Renaissance et des Lumières, ainsi que par les grands enseignements philosophiques et sociaux des XIXe et XXe siècles. Cet héritage culturel recèle un énorme potentiel pour une politique de paix, de compréhension et de bonnes relations de voisinage. La culture est également un moyen de mettre en pratique la démocratie, dont nous avons les racines en Europe. Elle crée des liens humains, éveille la tolérance envers les autres cultures et les autres peuples.
La vision d'une Europe commune était et reste l'espoir et l'objectif qui découlent de valeurs communes et d'un sens des responsabilités européen qui transcendent la politique quotidienne. Comme l'indique la proclamation du Prix Charlemagne en 1949 : « Les progrès de l'humanité ayant toujours été le fait de personnalités géniales qui, malgré toutes les résistances, se sont entièrement consacrées à leur idée », il convient de « mettre en avant ces personnalités comme modèles, d'appeler à imiter et à réaliser leurs idées ». Notre identité européenne trouve justement ses racines dans la diversité des cultures nationales et régionales. Mais pour que cette diversité nous enrichisse et ne soit pas source de conflits, nous devons mieux connaître l'histoire, les traditions, la langue et les coutumes de nos voisins. En percevant et en comprenant les autres, nous apprenons aussi quelque chose sur notre propre identité. L'Europe se soudera d'autant plus que grandira la conscience de cette unité culturelle, une unité dans la diversité.
L'écrivain, sociologue et psychologue hongrois György Konrád est une personnalité éminente de la culture européenne qui place la liberté et la responsabilité au centre de ses préoccupations, qui prend position au-delà de son domaine d'activité littéraire, journalistique et scientifique et qui, dans la tradition des Lumières européennes, « s'implique » au sens noble du terme. Cet « homme de lettres » n'est pas seulement un excellent représentant de la culture hongroise. Les motifs et le contenu de son œuvre littéraire s'inscrivent bien davantage dans la conscience de la culture et de l'histoire supranationales européennes.
Né en 1933 à Debrecen, près de la frontière roumaine, fils d'un quincaillier juif, Konrád a perdu une grande partie de sa famille juive pendant la persécution nazie et a survécu en se réfugiant chez des parents à Budapest.
György Konrád est un écrivain politique sui generis : l'écriture est pour lui une forme d'intervention sociale. Ses essais politiques comme ses romans ont pour finalité la liberté et la dignité humaine. C'est pourquoi Konrád a salué avec enthousiasme le renouveau démocratique en Europe centrale et orientale. Il a publié son premier roman, « Le Visiteur », en 1969, qui lui a valu une renommée internationale immédiate. Son engagement social lui valut d'être constamment surveillé par le Parti communiste hongrois. En raison de ses essais critiques, il fut arrêté en 1974, jour anniversaire de la révolution hongroise de 1956. Refusant l'offre qui lui était faite de quitter le pays, Konrád devint « pseudo-psychologue » dans un hôpital psychiatrique.
Son essai sociologique « L'intelligentsia en marche vers le pouvoir de classe » (1978) marque le début de sa grande carrière d'essayiste. Le rôle de l'opposant ; reconstruction et évocation de la société civile ; la vision d'une Europe centrale contre le monde divisé de Yalta. Une vie entre une renommée croissante en Occident et l'interdiction de publication en Hongrie, entre distinctions et bourses, production de samizdat et contrebande de manuscrits.
À cette époque, György Konrád plaide notamment pour une libération progressive et contractuelle de l'Europe de l'Est dans le cadre d'une Europe libre et indépendante. Cela lui valut un rejet glacial de la part de ses collègues du bloc de l'Est et de vives critiques de Budapest. La situation s'aggrava encore lorsque Konrád prit ouvertement position en faveur du mouvement syndical polonais « Solidarnosc » et reçut en 1984 le très prestigieux prix Herder. En tant qu'écrivain, il se fit remarquer en 1985 avec son recueil d'essais politico-moraux « Antipolitik. Méditations centre-européennes » : « L'antipolitique, c'est le jugement moral de la politique. La morale elle-même ne peut remplacer la politique, mais au sens socratique, elle peut être le démon de la politique, son cauchemar, sa mauvaise conscience, le travail onirique de la politique ». Ce livre a contribué de manière non négligeable au renouveau démocratique en Hongrie à la fin des années 80. Avec le tournant démocratique en Europe centrale et orientale, Konrád se vit confirmé dans son opinion selon laquelle « l'état dangereux et primitif du modèle mondial bipolaire » ne pouvait être surmonté qu'à partir du centre. Konrád considéra ensuite comme prioritaires les problèmes résultant du nationalisme croissant et du déséquilibre économique qui régnait en Europe.
Selon lui, la grande tâche de l'Europe aujourd'hui est de reprendre conscience de ses points communs culturels et de ses racines. Cette Europe a des fondements solides sur lesquels nous pouvons construire. Et cette communauté n'exclut pas les particularités, telles que les spécificités nationales, bien au contraire. L'Europe commune doit être une Europe qui non seulement tolère la diversité, mais la souhaite expressément. Les Européens de l'Est et de l'Ouest ne peuvent qu'apprendre les uns des autres dans l'intérêt de l'Europe : il est enfin possible de se confronter mutuellement à l'histoire, aux traditions culturelles, à la littérature, à la musique, au cinéma, sans censure ni tutelle.
En mai 1990, György Konrád a été élu président du PEN Club international, fonction qu'il a occupée jusqu'en 1993. En octobre 1991, il a reçu à Francfort le Prix de la paix des libraires allemands. Le conseil de fondation a ainsi rendu hommage à la pensée et à l'œuvre de Konrád qui, dès ses débuts, ont visé « à surmonter la division de l'Europe résultant de la Seconde Guerre mondiale ».
Pour beaucoup, il est devenu une autorité morale, un homme exceptionnel dont la nature chaleureuse et compatissante et l'humanité communiquent spontanément. La littérature est pour lui un moyen de rapprocher les peuples et les civilisations. György Konrád a œuvré en tant qu'humaniste européen, citoyen du monde et bâtisseur de ponts pour la justice et la réconciliation, et donc pour l'intégration européenne.
Sa conception de la société humaine et sa quête de valeurs politiques et morales débouchent sur une tolérance universelle envers tous les modes de vie et toutes les opinions. L'amour, la compassion et la solidarité sont des valeurs qu'il incarne avec force. En ce sens, il représente au mieux les valeurs qui relient l'Europe à l'époque des Lumières.
La paix est une condition essentielle pour que la Terre reste habitable. Pour György Konrád, la paix n'est pas une valeur en soi, mais une action constante, un effort inlassable et sans relâche. La paix est plus que l'absence de guerre. La paix règne lorsque le débat intellectuel est possible sans violence physique et psychologique, lorsque les différends sont réglés par des arguments et non par la censure et les matraques. « La paix est plus puissante que la guerre, car la plupart des aspects de la vie quotidienne sont du côté de la paix », affirmait György Konrád. Il a lutté contre les ressentiments et prônait la tolérance. Il a contribué à rendre les relations entre les peuples plus amicales et à faire reculer l'esprit de méfiance, de peur et de préjugés.
L'Europe est aussi un processus intellectuel qui n'est pas centré sur la satisfaction du présent, mais plutôt sur l'espoir et la vision d'un avenir meilleur. Beaucoup de rêves ont un nom, et ce nom est l'Europe. György Konrád le formule ainsi : « Nous sommes Européens grâce à une activité cérébrale interne complexe, à la gestion flexible de nos paradoxes intérieurs, à notre goût pour la diversité des formes, à la transformation de la richesse de nos rôles en tension créatrice. Nous sommes Européens parce que nous comprenons les cultures différentes, que nous leur portons une sympathie intellectuelle et que nous sommes convaincus que cela ne nous fera pas perdre notre identité. »
Depuis mai 1997, György Konrád est président de l'Académie des arts de Berlin-Brandebourg. Parmi ses publications les plus importantes, on peut citer : « Der Besucher » (1973), « Der Stadtgründer » (1975), « Die Intelligenz auf dem Weg zur Klassenmacht » (1978), « Der Komplize » (1980), « Antipolitik. Méditations centre-européennes » (1985), « Fête des fantômes » (1986), « Rapport d'ambiance » (1988), « Melinda et Dragoman » (1991), « Mélancolie de la renaissance » (1993), « Retour au pays » (1995), « Identité et hystérie » (1994), « Steinuhr » (1995), « Vor den Toren des Reichs » (1997). György Konrád vit à Budapest avec son épouse Judit Lakner ; ils ont deux fils et une fille.
Le directoire de la Société pour l'attribution du Prix international Charlemagne d'Aix-la-Chapelle rend hommage à György Konrád, écrivain et essayiste européen de renommée mondiale qui, tout au long de sa vie, s'est engagé en tant qu'éclaireur pour le rapprochement des peuples européens et l'instauration de sociétés ouvertes à travers ses œuvres littéraires, sa politique culturelle et ses essais, sans craindre les privations personnelles ni la privation de liberté.
En décernant le Prix international Charlemagne d'Aix-la-Chapelle 2001 à György Konrád, le Directoire souhaite également souligner l'importance et l'œuvre considérables des écrivains pour la « maison commune qu'est l'Europe », et ce surtout dans le contexte de l'interdépendance médiatique du monde, où l'accélération et non la profondeur de la réflexion gagnent souvent du terrain. Sa vie et son œuvre forment un tout harmonieux dont l'influence dépasse les frontières entre les États et les peuples, entre les idéologies et les confessions. Son œuvre littéraire a contribué, dans un esprit de compréhension entre les peuples et de préservation de la paix, à faire comprendre les conditions particulières de l'autre. Comme peu d'autres intellectuels, György Konrád est apte à faire comprendre aux Européens, tant à l'Est qu'à l'Ouest, les tâches qui découlent de leurs valeurs communes et qui ont trouvé une expression noble dans la Charte des droits fondamentaux récemment adoptée.